-Dépots et Sutures de Pensées-

-[Extraits de mémoire 2020]-
Chloé Foëx

«L’identité, ou la pensée originale et créative est mutée, appropriée, piratée, fragmentée, recyclée… issue de myriades d’emprunts, faisant de soi un amalgame de tout ce qu’on a vu, lu et entendu. L’interprétation et l’hybridation semblent être ce point de subjectivité qui offre un souffle de liberté à cet engrenage perpétuel.
Faire tournoyer les mots, publier et composer aventureusement d’innombrables écrits avec nos seules 26 lettres d’alphabet, permet l’ultime élévation depuis l’instant présent fugitif et l’histoire ancrée. Achever et archiver des secondes de vie, nous libérer en tuant des fragments d’existence révélés.
Je pense aux instants de songes gagnés, nourris, en vagabondant dans mes pensées fécondes ou perdantes. Je pense aux heures où écrire m’a fait vivre et exprimer. Ces heures qui sont également dissoutes.
A chaque lettre inscrite un temps s’écoule.
L’acoustique d’un monde oublié ressurgit de son mutisme et, tel le tic-tac d’une horloge,
les cliquetis des touches abattent les secondes.
J’exprime, vis, mute une expérience en un souvenir, je signe mon arrêt de mort.»
[-Extinction, Survivance par les Mots-]


«Pourquoi se fait tant ressentir ce besoin essentiel et existentiel, ce désir irrésistible d’écrire ?
Celui d’être lu ? Celui de lire ?
De s’envelopper de toutes sortes de mots ?
Il me semble être animée par l’envie doucement agréable et finement ludique d’écrire. Ou bien, prise d’un élan de rage et de douleur, être portée par l’expulsion d’un Mal, tâchant des pages saines avec des mots et maux… malpropres ou peineux […]
Nous écrivons parce que nous savons que nous n’avons qu’un temps, et devons transmettre, immortaliser au sein d’écrits qui seront lus, car nous savons que nous allons mourir ?
Ecrire l’Histoire ?
Conserver notre Mémoire ?
Dans la sphère utérine, nos poumons imprégnés de liquide, nous percevions pour la première fois les sensations et sons de l’environnement extérieur […]
Les mots engendrent-ils des interrogations, les mères enfantent-elles leurs propres doutes, et des êtres pleins de curiosité ?»
[-Empreinte et Effacement-]


«La balançoire infernale me projette dans les airs où je sens ma masse corporelle s’alléger et s’envoler. L’abstraction terrestre m’attire soudain comme un aimant, je me trouve aspirée par le sol qui refuse possessivement de couper mon cordon ombilical lié à ses racines primitives […]
Je rêve naïvement et possiblement de percer le ciel.
Le crever comme les questions, avec et contre qui je mène une lutte incessante. Puissent-elles éclater et me propulser ailleurs et m’éloigner des idées. Puissent-elles de leurs carcasses bâillantes me digérer et me régurgiter, sans jamais me donner à boire l’illusion neutralisante et aveuglante, breuvage de la tromperie.
Puissent-elles me nourrir seulement de la faim.»
[-Osciller Balançoire-]


«[Ses lèvres] aspirent à la fois à un baiser et à l’invitation exploratrice de son corps, par cette symbolique ouverture des lèvres comme une première porte possible.
La Vénus n’est manifestement pas en vue d’être réanimée par quelque baiser d’un conte rêvé, ni par la cicatrisation de sa dissection.
Mannequin en pièce démontable, elle a été conçue macabrement, déjà-morte, née comme tombeau de son propre corps, cercueil de ses viscères.
La plastique de cette poupée anatomique est d’une douceur chatoyante, sous le regard contemplatif et désireux qu’on lui porte. Ses courbes sont pulpeuses, sa peau est lisse et satinée, sa crinière est émoustillante et abondante. Son collier de perles souligne sa nudité, qu’il couronne d’excellence et de délice. Ce dernier semble tout aussi marquer une rupture entre la tête et son corps. Il exalte le sacré, idéalise l’éternelle beauté juvénile, mais il détache le crâne de sa mécanique et met à nu la chair qu’il expose à la souillure.»
[-Origine du Monde et Tombeau-]


«Une ligne de fuite schizophrénique, je m’étonne du chemin emprunté, du bateau ivre qui s’engouffre dans mille tourbillons qui aspirent mon encéphale en tous ses coins, tirent sur la ficelle, décousent la pensée. La réalité se présente sous une forme de perspectives désarmantes. Au fil du temps, à usure de gestes accidentés et mots raturés, je découvre toujours davantage de sentiers à arpenter, mon corps semble rétrécir, l’étau de ma conscience et mon savoir se resserrer sur ma boite crânienne.»
[-Trace.r-]


«Des foules agitées comme une fourmilière allaient et venaient le long des allées, irriguant les artères d’une vieille ville. Elles montaient et descendaient des marches innombrables, elles entraient et sortaient accompagnées de résonnances de pas et de claquements de portes. Leurs bouches bavardes et remuantes donnaient l’effet même d’une masse bourdonnante. Elles abondaient dans les chemins étroits et,
comme des paupières qui s’ouvrent et se ferment,
elles mastiquaient, fumaient, râlaient, soupiraient, riaient, criaient, murmuraient,
comme un essaim vrombissant d’abeilles […]
Le vacarme avait effacé mon corps et le silence le laisse à nouveau exister, inonder une part de néant à combler. Ma tête se vide, mon crâne se creuse, mes bras relâchés balancent le long de mon corps, qui par le bruit de ses légères agitations est devenu plus bavard que ma bouche close. Mes bras semblent vouloir nouer avec le sol. Ma peau absorbe par tous ses pores l’immensité de l’air, incorporel, inaudible, invisible, spectral […]
Je peux me promener dans des rues labyrinthiques ombragées, sans captiver du regard la moindre ombre d’une silhouette, ou bien passer devant un ensemble de voitures mal garées sur lesquelles un lit funéraire de poussière s’est déposé.
Les heures découlent, les empreintes finissent par s’égarer, la poussière ou la pluie effacent l’archéologie de nos passages.»
[-Fourmilière-]


«La sphère de l’esthétique, quel haut lieu d’allégresse, de scintillements en toutes parts et du sublime jusqu’en ses moindres recoins. Charme, valse, jouvence, jouissance, joyaux et perles qui surplombent tel un ciel étoilé, un parterre de velours qui caresse nos pas feutrés. La joie radieuse soulevée par des rayons de soleil, les rires légers, les instants de contemplation qui célèbrent la beauté idéale. Cette bulle semble increvable.
Elle n’ose penser à tout ce qui l’entoure, à l’extérieur froid qui conditionne notre vie et, par conséquent, notre mort […]
Les interdits, les irrévélés, les immondices, les rebutants infâmes sont les horreurs que nous évoquent seuls ces mots: putride, escouades, charognes, suintements, rejetons, flots de larves , et j’en passe […]
L’idée de pourriture se conçoit aujourd’hui dans une idée de renouvellement, de concept de vie et de nature bienfaitrice. On lustre l’aspect inconcevable de la mort, pour que la désintégration saine nous plaise !
Toujours est-il que le culot des anciens ne cesse de m’absorber. L’éternel clamé Michel Ange nourrissait ses esquisses, son art à partir de corps froids. De Vinci mêlait curiosité biologique et curiosité artistique fascinée, mais quoiqu’il en soit, par leur renommée, nous parvenons à omettre le spectre charognard qui flotte dans leurs œuvres. Rembrandt a participé à de nombreux cours de dissection du Dr tulp, Géricault s’enfermait dans son atelier en compagnie de morceaux de chairs pourrissantes,
pour s’immerger dans l’air putride de la mort.»
[-L’horreur-]


«Ainsi, des possibles formes d’existences étrangères nous interpellent : elles sont insaisissables, imperceptibles à notre échelle humaine, insoupçonnables à nos sens, existent en notre sein, ou bien extérieurement, autour, parallèlement à nous. Elles sont le fruit de nos fantasmes, de nos mythes, de nos croyances, nos projections, théories et explorations scientifiques […]
[L’homme] érige la communication, la diffusion et l’enregistrement d’une culture, qui se répercute finalement sur l’homme… pour le transformer à son tour. Il a manifesté dès sa prise de conscience, celle d’être et de Mourir, puis la pressante nécessité d’archiver, de préserver la mémoire et la trace de son existence […]
Il est indispensable de créer et constituer la mémoire, afin de la conserver et la diffuser par tous les moyens dont on dispose. Nous devons faire l’archive tant nous avons affaire au « royaume des Morts », ce sentier de l’effacement et de l’oubli. L’oubli figure tout comme l’invisibilité des média même […]
Nous avons interprété, exploré le monde des Morts, et nous parvenons désormais à nous hybrider aux machines […]
Mais il en reste que les machines, contrairement aux hommes, ne s’accouplent pas, n’enfantent pas. elles ne donnent pas la vie, et sont destinées à s’autodétruire, deviennent obsolètes et inutilisables au cours des années. En plus de la question de la conservation de l’archive, de la mémoire, de nos corps, s’ajoute celle de la conservation de nos machines.»
[-Machines Vanités-]